Pourquoi 2024 ?
Le titre de cet article est un brin provocateur.
Rien n’empêche fondamentalement de lancer une ICO en 2025, comme rien n’empêchait de le faire en 2014, année de l’ICO d’Ethereum, en 2017, année du pic des ICO dans le monde, ou en 2019, année de l’entrée en vigueur de la loi PACTE1 en France. Encore qu’une ICO lancée en 2024 en Europe ou, pour être plus précis, au sein de l’Union Européenne, ou pour être plus précis encore, auprès d’un public résident de l’Union Européenne (ce qui est un cas de figure probable même si l’émetteur est domicilié en Suisse, en Norvège ou à Monaco), ne sera pas soumise aux mêmes contraintes réglementaires que si elle est lancée en 2025.
Si l’on s’autorise à faire usage d’un langage moins feutré, on pourrait même dire qu’une ICO européenne serait soumise en 2025 à une régulation proche d’une régulation dite « financière ». En disant cela, on indique de manière implicite d’une part, qu’une ICO n’est aujourd’hui pas soumise à une régulation spécifique – ce qui ne signifie pas qu’elle serait illégale ou non régie par le droit - et qu’à partir de 20252, elle sera bien soumise à une régulation spécifique mais qui ne l’intégrerait pas – encore - dans le champ juridique des titres financiers.
Il y aurait donc bien un intérêt pour un émetteur européen à lancer une ICO en 2024 à destination d’un public européen3, surtout pour des montants dépassant 1 M €4, afin de bénéficier d’un avantage conséquent : l’absence de la contrainte réglementaire, et donc du coût financier, de la mise en conformité à la Réglementation UE 2023/1114 du 31 mai 2023, dite MiCa (Market in Crypto-Assets), en particulier la préparation et la notification auprès des autorités de régulation financière d’un document d’information assez comparable aux « prospectus » préparés dans le cadre des IPO.
Cet avantage de type réglementaire pourrait ne jamais plus se représenter.
Les libertariens, dont sont issus les initiateurs du Bitcoin, la mère de toutes les monnaies virtuelles, dont l’Ether, elle-même mère de tous les tokens (security tokens ou utility tokens), savent bien que la réglementation est une hydre dont les branches s’étendent toujours et ne se rétractent jamais. Par ailleurs, il ne peut être exclu que la réglementation « financière », c’est à dire la réglementation applicable aux titres financiers, c’est-à-dire principalement aux titres de capital et aux titres de créances, s’applique finalement aux ICO. D’ailleurs, cette position, qui n’est ni celle du législateur français ni celle du législateur communautaire, est celle de la Securities and Exchange Commission des Etats-Unis pour qui une ICO n’est ni plus ni moins qu’une IPO5.
Qu’est-ce qu’une ICO ?
A ce stade, il est essentiel de définir ce qu’est une ICO. Toute la réglementation, qu’elle soit française, communautaire ou américaine découle de la réponse à cette question. Si l’on veut même être plus spécifique, la question cruciale est celle de la définition de ce que recouvre le « C » de ICO.
L’acronyme ICO désigne Initial Coin Offering. Si les mots ont un sens, ils ont aussi une histoire. Dans le cas de la crypto, ils ont aussi une psychologie attachée.
L’utilisation du terme a pour objet de faire un parallèle avec l’expression Initial Public Offering (IPO) qui, elle, désigne, de manière communément admise et légalement balisée, les « introductions en bourse » ou pour utiliser une expression plus technique, les « offres au publics de titres financiers » qui, dans l’inconscient collectif, sont associés à la mise sur le marché (marché dit « réglementé ») de titres financiers (typiquement des titres de capital) de sociétés de très grande taille6, ayant généré depuis de nombreuses années des résultats positifs et qui sont audités et conseillés par des intermédiaires financiers (listing sponsor, banque d’investissement, auditeurs financiers) agréés par des autorités administratives ou les entreprises de marché (du marché réglementé).
Or, les ICO concernent des entités qui ne sont pas nécessairement des sociétés commerciales, qui émettent des titres qui ne sont pas des titres financiers (au sens juridique), qui sont généralement des sociétés nouvellement créées, qui souvent n’ont pas encore de chiffres d’affaires, qui généralement n’ont pas mis sur le marché de produits avant le lancement de l’IPO, qui ne sont ni audités ni conseillés par des intermédiaires agrées et qui sont réalisées de manière déconnectée d’une éventuelle introduction sur une bourse de valeurs.
Autrement dit, rien ne parait plus éloigné d’une IPO qu’une ICO.
Un appel public à l’épargne
Le point commun entre les deux opérations est toutefois essentiel et justifie le parallèle. Ces deux opérations sont des « offres au public ». Autrement dit, elles sont des sollicitations d’investissement adressées à un public non professionnel (excluant les investisseurs dit « qualifiés »), suffisamment nombreux pour ne pas être considérés comme faisant partie d’un cercle restreint. A ce titre, elles pourraient justifier dans l’esprit des législateurs, une protection particulière des investisseurs non qualifiés, d’une part pour compenser l’asymétrie d’information et d’autre part prévenir un risque systémique.
S’agissant de l’objet émis, si les IPO concernent des titres financiers7 (autrement dit, des biens incorporels non numériques8 dont les exemples les plus typiques sont les actions et les obligations), les ICO visent des jetons, c’est à dire des biens incorporels représentant sous forme numérique des droits dont la propriété est attestée par un dispositif d’enregistrement décentralisé appelé plus communément blockchain9, droits qui – en tout cas en droit français positif - ne sont pas assimilables à ceux conférés par des titres financiers. Par ailleurs, et cet élément rajoute une complexité, les ICO de droit français ne visent pas les « représentations numériques de valeurs » non adossées à une monnaie officielle (monnaie électronique) utilisées comme moyen d’échange dont les transferts sont certifiés par une blockchain. Autrement dit, les ICO ne concernent pas les monnaies virtuelles.
En réalité, les ICO concernent un actif numérique particulier qui est le token utilitaire10.
Ainsi, dans une ICO, contrairement au rapprochement sémantique qui pourrait être fait, il n’y a ni introduction en bourse, ni émission de titres financiers, ni émission de « coins ». Il s’agit d’une offre au public de tokens dit utilitaires, c’est-à-dire de jetons représentatifs d’un droit d’usage sur un service ou un produit qui sera développé par la société ayant lancé l’ICO.
Cette définition est correcte en droit français à ce jour. Elle n’était pas nécessairement vraie en 2008, date de la création du Bitcoin, ou en 2017 (année du pic des ICO), la notion de jetons n’étant pas définie. Elle ne sera pas nécessairement correcte d’ici 10 ans en Europe. A ce jour, elle n’est pas exacte dans d’autres juridictions, et en particulier aux Etats Unis.
Maintenant que l’on a donné un sens – certes provisoire - aux mots, on peut désormais évoquer la réglementation actuelle. C’est l’occasion de faire un court historique de la réglementation, non pour faire une histoire du droit de l’ICO mais pour en tirer certains enseignements.
Liberté dans le cyberespace
Afin de toucher du doigt l’essence de ce qu’il y a à l’œuvre dans la Blockchain, il convient d’évoquer le rapport des précurseurs du Bitcoin avec la notion même de réglementation. Les cypherpunks, en plus d’être des informaticiens inventifs et des théoriciens de la monnaie, étaient des lecteurs d’Ayn Rand, en particulier de son roman « Atlas Shrugged »11, dans lequel les plus grands entrepreneurs du pays décident de faire grève et de se retirer dans une vallée secrète du Colorado – appelée « Atlantis » ou « Galt’s Gulch » - afin d’y construire un monde libéré des impôts et surtout des réglementations, vues comme des freins à l’innovation. Les cypherpunks des années 1990 ont sérieusement envisagé d’acheter des îles pour construire Galt’s Gulch mais ils sont arrivés à la conclusion qu’il était plus efficace, afin d’échapper à la tyrannie des Etats, de construire cet espace de liberté dans le cyberespace12 notamment par le biais des techniques de cryptologie. Le Livre blanc de Satoshi Nakamoto est l’acte de naissance de ce cyberespace.
Le Bitcoin, et dans une moindre mesure l’Ether, qui permettent d’échanger de la valeur sans l’intermédiation de monnaies officielles et de banques, et donc sans l’intermédiation d’un medium (potentiellement inflationniste) contrôlé par des Etats et d’un tiers de confiance (en qui ils n’ont aucune confiance), répondent à cette philosophie. Il ne s’agissait donc pas pour les précurseurs du bitcoin de tirer parti opportunément d’un prétendu vide juridique mais littéralement de créer cet espace de liberté grâce à la technologie.
Les ICO participent aussi dans une certaine mesure de ce mouvement en ce qu’elles sont – étaient - des modes de sollicitation des investisseurs, desintermédiés et non régulés, libérés des contraintes réglementaires - et donc financières - des introductions en bourse traditionnelles. Une IPO est une course d’obstacles réservée aux entreprises les plus riches. Autrement dit, dans le monde des introductions en bourse, c’est comme si la participation à la Champions League était réservée non aux champions des championnats respectifs mais uniquement aux clubs historiquement les plus riches en mesure de respecter les règles du fair-play financier13. Dans ce contexte, l’entrée de nouveaux concurrents – moins riches mais potentiellement porteurs d’innovation - est quasiment impossible.
Une réglementation évolutive
On rappellera qu’avant la loi Pacte du 22 mai 2019, il n’existait pas de réglementation spécifique applicable aux offres au public de tokens, si bien que l’on pouvait se demander si on évoluait dans un univers non régulé (autrement que par le droit commun) ou si, plus simplement, il y avait lieu d’appliquer la réglementation financière existante (c’est-à-dire en particulier le Règlement « Prospectus »), auquel cas, on se serait retrouvé dans un univers hyper-régulé.
L’incertitude n’a pas été levée aux Etats-Unis même si la SEC, elle, a pris position. L’incertitude a été levée en France par la loi Pacte. De manière remarquable, la France a choisi de ne pas choisir ou plutôt de laisser aux entrepreneurs du web 3 le choix du régime juridique applicable à leurs ICOs. Il existe ainsi à ce jour un double régime :
- celui prévu à l’article L. 552-4 du Code monétaire et financier qui se rapproche de la réglementation des offres au public des titres financiers en ce qu’il prévoit l’obligation pour l’émetteur de faire viser par l’AMF un livre blanc devant fournir des mentions obligatoires, de satisfaire à certaines obligations de KYC, à mettre en place un dispositif sécurisé de restitution des fonds et à notifier à l’AMF les communications de promotion de l’ICO auprès du public. Le choix de ce régime est récompensé par une certaine liberté dans la communication (la liberté de démarcher) ;
- un régime juridique non défini dont il appartient en quelque sorte aux émetteurs de définir les contours précis dans le respect du droit des contrats, du droit de la consommation et de l’ordre public. Ce régime est néanmoins contraint par l’interdiction de pratiquer le démarchage.
Force est de constater que le régime spécifique n’a pas recueilli les faveurs des émetteurs puisque seulement quatre d’entre eux ont sollicité et obtenu le Visa de l’AMF, la majorité ayant choisi le deuxième régime.
Ce régime optionnel (ce régime à deux faces) – dont on peut penser qu’il avait un but à la fois exploratoire et un but promotionnel pour le droit français – prendra fin le 30 décembre 2024, date de l’entrée en vigueur du Règlement MiCa, qui rendra obligatoire un certain nombre d’obligations dont en particulier la notification à l’autorité compétente – l’AMF s’agissant de la France - d’un livre blanc (avec des mentions obligatoires) et des outils de communication promotionnelle.
Le 30 décembre 2024 marquera ainsi la fin d’une certaine forme de liberté dans les modes d’appel public à l’épargne. Les praticiens, plutôt que de regretter cette situation, auront plutôt tendance à saluer la « clarification » juridique opérée allant dans le sens d’une sécurité juridique dont les très gros opérateurs CoinBase et Binance auraient sans doute aimé bénéficier sur le sol américain.
Le décalage prométhéen
Cela étant, il n’est pas certain que le 30 décembre 2024 marque la fin du processus de clarification. Il n’est d’ailleurs pas certain que ce processus ait un jour une fin.
En effet, il est de la nature de la technologie blockchain de susciter la remise en cause permanente des catégories juridiques. Le jeton, qui est la représentation numérique et sécurisée d’un droit, n’est pas le titre lui-même. Le security token, juridiquement assimilé à un titre financier et dont l’offre au public serait soumise aux règles des IPO, n’est pas le titre financier. Les droits potentiellement représentables par un token, qu’ils soient catégorisés comme droit à des revenus futurs, droit de vote, moyens d’échange, droit à un service, droit à un produit ou droits sur un ensemble de tokens (ce que sont certains tokens non fongibles - NFT), sont potentiellement infinis. Certains droits représentés par les tokens rentrent difficilement dans les catégories juridiques traditionnelles et les tokens du futur auront un effet disruptif sur les catégories juridiques, sauf à ce que le Législateur choisisse de ranger tous les tokens sous la bannière d’une catégorie existante, qui serait celle des titres financiers, prenant alors le risque d’être accusé de freiner l’innovation.
C’est que la Blockchain illustre ce que le philosophe allemand Gunther Anders appelle le décalage prométhéen14 entre ce que la technologie est capable de créer et ce que ses créateurs sont en mesure de se représenter. Il est ainsi illusoire de penser que la réglementation soit en mesure de gagner la course poursuite entre les biens incorporels susceptibles d’être créés par la technologie et les concepts juridiques censés les représenter dans le champ du droit.
A titre d’illustration, on constatera qu’en droit français, un token conférant des droits similaires à ceux de titres financiers est un « jeton » mais qu’il ne rentre pas dans la catégorie des « actifs numériques » ou qu’une « monnaie virtuelle » (comme le BTC) n’est juridiquement ni une « monnaie », ni une « monnaie électronique », ni un « jeton » mais qu’il s’agit bien d’un « actif numérique »15. Ces hésitations et tâtonnements sémantiques sont caractéristiques des effets du développement de l’écosystème blockchain. En effet, un token est une abstraction nouvelle (un titre reposant sur un support numérique décentralisé) superposée sur une abstraction connue (un droit transformé en titres inscrit sur des registres centralisés), comme les produits dérivés étaient des titres construits sur des titres. Il s’agit en quelque sorte d’un nouveau sédiment sémiotique16 auquel les institutions doivent apprendre à s’adapter.
De manière caractéristique, le Législateur communautaire a renoncé à donner une définition positive du token utilitaire qui est classé dans la catégorie des cryptoactifs « autres que des jetons se référant à un ou des actifs ou des jetons de monnaie électronique ». On conviendra que ce type de définition – qui a pour objet de maintenir une certaine souplesse aux fins d’intégrer les droits des tokens du futur – n’a pas la limpidité des catégories juridiques comme celles des titres financiers, ce qui contribue à l’insécurité juridique.
Si l’écosystème blockchain a permis de résoudre le problème des généraux byzantins, il n’a pas permis aux juristes d’éviter les débats byzantins. On aura compris que malgré les incertitudes actuelles dans la catégorisation des tokens et le flou, pour le coup certain, des débats qui entoureront les tokens à venir, on est rentré un mouvement prudent mais certain de normalisation.
Entrepreneurs du web 3, lancez vos ICO en 2024. Les régulateurs ont envahi Galt’s Gulch.
Olivier KRY
Avocat Associé
Morell Alart & Associés
1. LOI n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises.
2. Plus précisément à compter du 30 décembre 2024.
3. Cet avantage réglementaire ne s’applique pas aux résidents américains.
4. Les ICO inférieures à 1 M€ ne sont pas soumises aux mêmes contraintes (article 4 2 b) du Règlement MiCa.
5. SEC vs Crypto – Note d’actualité Olivier KRY de juin 2023 – www.dehfi.com/articles/sec-vs-crypto.
6. Le CAC 40 regroupe des sociétés comme Air Liquide, Accor, Bouygues ou Carrefour.
7. L’article 411-1 du Code Monétaire et Financiers vise les « titres financiers et les parts sociales ».
8. Certaines sociétés ont pu remplacer la comptabilisation traditionnelle de leurs titres sur un registre de mouvements de titres par l’inscription de ces derniers sur une blockchain mais c’est l’exception.
9. Nous précisons que le dispositif de registre distribué avec validation par consensus pourrait reposer sur un autre protocole qu’une chaine de blocs (cf. protocole DAG) mais nous continuerons à parler de blockchain par souci de simplification.
10. https://www.amf-france.org/fr/espace-professionnels/fintech/mes-relations-avec-lamf/obtenir-un-visa-pour-une-ico/preparer-une-ico.
11. Ce roman, dont l’audience est confidentielle en France, est un classique de la littérature américaine publié en 1957. Il présente la particularité de contenir, entre les lignes d’une fresque romanesque dont l’héroïne est l’héritière d’une entreprise privée de chemins de fer, une théorie de la monnaie, une théorie des échanges, une théorie de l’Etat et une philosophie morale dont on ne peut nier l’influence sur la pensée américaine, au plus haut sommet de l’Etat ainsi que chez les entrepreneurs de la Silicon Valley. Alan Greenspan, qui a été président de la FED pendant 20 ans, était un proche d’Ayn Rand. On soulignera, s’agissant de la théorie de la monnaie, que dans Galt’s Gulch, les paiements réalisés par les entrepreneurs grévistes sont exclusivement réalisés en pièces d’or. Il n’a pas échappé aux observateurs que les inventeurs du bitcoin avaient l’intention de reproduire de manière numérique les fonctionnalités de l’or. Pour l’anecdote, l’un des pères de l’« école autrichienne », l’économiste Ludwig von Mises, a témoigné à l’auteur toute son admiration dès 1958.
12. Tim May – Libertaria in Cyberspace - 1992
13. Certains clubs ont tenté en 2021 de créer une ligue de football fermée (projet de « Super League ») accessible seulement aux clubs les plus riches sur cooptation garantissant ainsi une rente de situation, quels que soient les résultats sportifs.
14. Concept présenté par Gunther Anders dans « l’ obsolescence de l’homme » (1957)
15. Au sens de l’article L. 54-10-2 du Code monétaire et financier.
16. Nous reprenons ici le vocabulaire utilisé par l’écrivain Camille de Toledo dans son livre Une histoire du vertige (2023) qui décrit comment les sociétés construisent et déconstruisent des « habitats narratifs ».
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